. Debout dans l'Aquarium

Ce recueil de nouvelles est édité aux Editions Chants d'Orties (Avril 2009).

Vopus pouvez ici en lire la première nouvelle, intitulée "Nom de Dieu".

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NOM DE DIEU

Ce n'est plus une couche de poussière qui recouvre les quelques meubles qu'il a accumulés dans sa vie. Une de ces fines pellicules de particules que l'on peut éparpiller d'un léger souffle. Non. La poussière s'est tellement tassée, durcie sous son propre poids qu'elle forme des croûtes, de véritables strates géologiques, où on pourrait, en y prélevant des échantillons, retrouver l'infime trace de mondes disparus, des empreintes de vies englouties. Quelques miettes fossilisées du passé attendant, figées, le coup de balai rageur qui viendra les disperser. En y regardant de plus près, on pourrait même y découvrir un mineur de fond égaré dans les différentes strates sédimentaires, parti à la recherche de la veine miraculeuse et qui se serait échoué là, chez Marcel, sans avoir trouvé la moindre trace de matière précieuse dans ces différentes couches qu'il explore consciencieusement.

Marcel s'en fout totalement de tout ça . Cela fait tellement longtemps qu'il se sent mort que la poussière environnante lui rappelle seulement qu'il va bientôt lui ressembler. Alors pour ne pas partir en miettes tout de suite, il boit. Il boit beaucoup. Ainsi humidifié, imbibé, il demeure indivisible, compact, et évite l'effritement de ce conglomérat instable et anachronique qu'est devenu son corps. A force de picoler, une montagne de canettes de bières s'est accumulée de l'autre côté de la pièce, en face de lui. Elle est devenue tellement imposante, monstrueuse, qu'elle obstrue maintenant le passage étroit entre sa vieille table en formica rouge, avec tiroir incorporé pour les couverts, et l'armoire normande qui touche le plafond de sa mansarde et où sa grand-mère cachait autrefois les pots de confiture, hors de portée de sa gourmandise. La montagne de canettes vert bouteille, sous la pâle lueur de la lampe de chevet allumée nuit et jour, se donne parfois des airs d'île volcanique perdue dans le pacifique, recouverte de forêts luxuriantes, et habitée -pourquoi pas- par une tribu d'indigènes en train de couper des noix de coco, de cueillir des bananes, de chasser les animaux sauvages…ou les mineurs si, avec le temps, la poussière est venue s'accumuler sur le verre translucide des bouteilles.

Pourtant, sa vie n'a pas été des plus malheureuses, au Marcel. Elle est même un modèle du genre je-m'en-suis-sorti-par-moi-même. Sorti la tête du sac. Sorti la tête de l'eau. Pour fêter sa retraite, les pontes de l'entreprise avaient même daigné descendre bravement les trois étages qui séparent les bureaux high-tech climatisés de l'administration et la crasse étouffante de l'atelier. Chacun y avait été de son petit discours sur les mérites de -comment s'appelle-t-il déjà ?- Marcel, et de sa vie de dur labeur au profit, pardon, au service de l'entreprise. Tous les salariés s'étaient cotisés pour lui acheter un superbe carillon en plaqué or, histoire de marquer en musique les heures perdues, les moments passés, et le temps qui défile, bien en rang, chaque seconde au même pas cadencé que la précédente, que la suivante, chaque heure rangée en bataillon de minutes, tout ça avançant en rangs serrés vers quelque conquête obscure et secrète. Puis le défilé s'arrête, avec tambours et trompettes … et carillon en or. Les discours, qui ressemblaient étrangement à ceux du précédent départ à la retraite, se recoupaient un peu, mais, bon, c'est le geste qui compte. Lui, Marcel, n'avait rien pu dire : sa brève allocution n'avait été qu'un charabia incompréhensible et pitoyable. Il aurait voulu fustiger le patronat, cracher à la figure de ses chefs toutes ses années passées le corps et l'esprit recroquevillés, illuminer l'atelier de tirades éternelles sur l'aliénation du prolétariat, sur les luttes à mener. Horloge dorée dans les mains, regard tétanisé d'être le centre d'intérêt de tant de gens, tout s'était cassé en lui. Il a perdu ses derniers compagnons de travail, c'est-à-dire ses derniers compagnons.

Il retournait bien au début " Chez Maurice ", situé en bas de chez lui, en face de l'usine : ça lui permettait de discuter cinq minutes avec les anciens, de s'échanger quelques souvenirs communs, de se taper dans le dos pour mieux sentir l'amitié, mais il s'est vite senti largué, à l'écart. Ils parlaient boulot, problèmes sur telle nouvelle machine sophistiquée, arrivée d'un nouveau contremaître, départ en retraite d'un autre ouvrier. Et même les parties de cartes avec les vieux du quartier ne lui disaient plus rien. Il n'y allait plus.

Aujourd'hui, ses seules connaissances se résument au mineur de fond creusant inlassablement sa poussière, et aux indigènes construisant leurs cahutes sur la montagne émeraude de ses ivresses. Parfois, il se plaît à imaginer leur peur panique lorsque leur frêle montagne tremble sous l'impact d'une nouvelle canette, traversant l'éther de la pièce pour venir s'écraser au hasard sur l'un de leurs villages. Il les imagine en train d'invoquer la clémence de quelque divinité cruelle semant l'horreur et la détresse sur leur communauté. Quand ces pensées lui martèlent la tête plus intensément que d'habitude, dans sa grande mansuétude, il jette la canette dans un autre coin de la pièce, dans une autre partie de l'univers qu'il a à ses pieds. En général, c'est le mineur qui prend, dès qu'il passe la tête en dehors d'une galerie nouvellement creusée. Il faut bien que quelqu'un paye la colère et le désespoir sacré du dieu Marcel, lorsqu'il arrive au fond de sa bouteille.

La semaine dernière, il a raté son coup : la canette a rebondi sèchement sur le bord de l'armoire, est passée par le vasistas ouvert et s'est définitivement perdue dehors, dans le monde parallèle, celui situé au-delà des limites de son royaume. Il y fait une sortie de temps en temps pour se réapprovisionner en alcool, toujours à la tombée de la nuit, pour éviter le maximum de ses congénères, et surtout pour ne pas alerter les tribus endormies sur l'île : ils pourraient profiter de son absence pour reconstruire leurs villages, voire fomenter une rébellion, et anéantir ainsi son pouvoir. Sur le trottoir, mis en confiance par la douceur de la nuit, Marcel pousse parfois l'inconscience de traîner sa carcasse tordue jusqu'aux frontières extrêmes de son univers, au bout de la rue, où le monde devient néant. Mais l'angoisse de choisir entre le néant de gauche et le néant de droite lui fait rebrousser chemin au premier carrefour.

Ce matin, l'épicier, inquiet de ne plus voir le "vieux monsieur qui habite dans l'immeuble d'à-côté ", et de voir ses stocks de bières s'accumuler dans l'arrière-boutique, a alerté les pompiers. Ils ont fracturé la porte de l'appartement et l'ont retrouvé étendu au milieu de la salle à manger. Il avait de bizarres totems plantés dans tout le corps. En y regardant de plus près, les pompiers auraient pu également se rendre compte que son corps était creusé comme un gruyère par de minuscules galeries.








 








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